
Céline à découvert

Dans Guerre, texte inédit retrouvé en 2021, l'écrivain, mort en 1961, raconte comment il fut médaillé de la Grande Guerre.
Céline inédit », annonce l'éditeur de Guerre. « Céline amputé », eût-il fallu préciser : à ce manuscrit inédit de Céline, qui commence par « Pas tout à fait », il manque, en effet, les premières pages. Dans ces pages manquantes, dans cette expression omise, se lit la trace mal effacée de l'histoire : Guerre est un texte sur la Première Guerre mondiale dont l'incomplétude trahit la présence de la Seconde Guerre mondiale.
Pourquoi manque-t-il les premières pages ? Portées disparues, comme on l'a longtemps cru pour le manuscrit intitulé Guerre, ou vouées, elles aussi, à réapparaître un jour ? On ne reviendra pas ici sur la découverte des manuscrits « volés » (de l'avis de Céline et des céliniens), « perdus » puis « retrouvés » (de l'avis de certains commentateurs), plus vraisemblablement « confisqués » par la Résistance en juin 1944 dans l'appartement de la rue Girardon abandonné par Céline[1]. On attend d'en savoir plus. Mais, en l'état, Guerre offre un formidable matériau à l'historien car si, dans ce premier jet, Céline ne dit pas tout, il dit des choses qu'il n'a jamais dites ailleurs, avec une clarté surprenante.
Le texte est supposé dater de 1933-1934 et serait donc postérieur au Voyage au bout de la nuit, qui paraît en 1932 : « Il ne s'agit donc pas d'extraits de son premier roman que Céline, pour une raison ou une autre, en aurait exclus », écrit François Gibault dans son « Avant-Propos ». Mais tous les feuillets qui composent Guerre ont-ils été écrits à la même date ? Il est, en tout cas, frappant de constater que, dans le Voyage, on quitte Bardamu après sa rencontre avec Robinson, et sa tentative de désertion ratée, et on le retrouve « médaillé » à l'Opéra-Comique avec Lola et ses beignets. Une médaille que Céline a obtenue sans qu'on sache comment. La réponse est dans Guerre.
Maux de tête et vertiges
Le 28 décembre 1914, alors que, blessé, il est à l'hôpital, Céline se voit, en effet, attribuer la plus prestigieuse des décorations de guerre, la médaille militaire, assortie d'une rente viagère de 100 francs-or. « Seules 10 000 médailles militaires furent distribuées entre août 1914 et novembre 1915, alors qu'en 1914 l'armée française, de loin la plus atteinte, avait déjà perdu 417 000 soldats, morts, disparus ou capturés », écrit Odile Roynette[2]. Le 8 avril 1915 la croix de guerre, qui vient d'être créée, lui est également décernée.
On connaissait, par ses confidences faites à Robert Poulet en 1957, auxquelles renvoie l'éditeur Pascal Fouché[3], un épisode peu glorieux de la guerre de Céline : une désertion collective accompagnée du vol de la caisse du régiment. A Robert Poulet, Céline, « seul survivant de cette épopée grotesque », racontait l'incident en insistant sur sa dimension collective et sur la responsabilité de l'officier « qui n'a pas eu la force de résister à cette dépravation collective »[4]. Ce devait être la trame de Casse-Pipe, entrepris en 1937, manuscrit également confisqué en 1944, dont la publication est attendue en 2023.
Si Céline avait été le moins du monde soupçonné de ce dont il s'avoue, à demi-mot, coupable dans Guerre, d'abandon de poste et de complicité de vol de la caisse du régiment, il eût été immanquablement fusillé (les deux tiers des 1 010 fusillés de la Grande Guerre le sont entre septembre 1914 et décembre 1915[5]). Or, à la place du conseil de guerre et du poteau ? La médaille. Guerre rapporte sa réaction quand on lui lit sa « magnifique citation » sur son lit d'hôpital. Céline écrit : « Je me dis d'emblée, Ferdinand y a erreur. C'est le moment d'en profiter. J'ai pas eu je peux le dire deux minutes d'hésitation. De tels retournements des choses ne durent pas. »
Toute sa vie Céline souffrira de maux de tête et de vertiges qu'il attribuera à une trépanation. Il n'a jamais été trépané (alors qu'il a été gravement blessé au bras). Mais s'est-il jamais remis, y compris physiquement, d'avoir obtenu la plus haute et la plus rare distinction militaire alors qu'il n'en était pas digne ? « Et puis j'ai pensé à la sacoche, à tous les fourgons [du régiment] bien pillés et alors j'avais trois fois mal, à la fois au bras, à toute la tête au bruit horrible et plus profond encore, à la conscience. » En 1915, son indignité, Céline ne peut pas la vivre : « Je lui disais pas que c'était du roman ma médaille, il m'aurait pas cru. » Il fera donc héros.
Mais Céline n'est pas héros pour tout le monde. C'est le deuxième grand intérêt de Guerre. Il y a au moins une femme qu'il ne bluffe pas : Mme Onime, la cantinière du régiment. Cette dernière est la seule qui réussit à faire payer Céline au double sens du terme, et d'abord ce qu'il lui doit, 322 francs, une somme très importante pour l'époque : Ferdinand, « tu ne nous réserves que des hontes », lâche son père. Mme Onime sait que Céline a les moyens de payer, quand l'infirmière, L'Espinasse, elle, se doute du mensonge : « Vous avez eu peur tantôt n'est-ce pas Ferdinand ? du commandant... Vos explications n'étaient pas très raisonnables... » Le secret empoisonné de la médaille n'est-il pas la source de la haine que Céline vouera, au moins verbalement, aux femmes, qui sont les seules, dans Guerre, à approcher la vérité ? « Un peu plus, j'aurais été la trouver la môme L'Espinasse... et puis merde, j'avais dit que je perdrais pas, je voulais pas perdre. »
Il vomit beaucoup
Héros indigne, Céline n'est toutefois pas oublieux de ses frères d'armes. Guerre recèle une scène émouvante, celle de l'artilleur à la langue coupée. Céline, au prix d'un effort physique réel, vu l'état de son bras, s'applique. Il s'évertue de retranscrire soigneusement les borborygmes de l'artilleur. Le résultat est incompréhensible. Raté. Confronté à la transcription du langage parlé, Céline est alors techniquement démuni. Il ne parvient pas à rompre avec la langue classique, avec le « parfait style » qui est la langue du père et devient le bâillon de l'artilleur à la langue coupée.
Il vomit beaucoup, Céline, dans Guerre, et d'abord sur lui-même. Parce que cet échec-là, il ne se le pardonne pas. D'où la guerre (sans merci) qu'il déclare au beau style. Transcrire le rythme et la prétendue vulgarité du langage parlé dans la langue écrite pour rompre avec la langue élégante du père et redonner vie à la voix morte des « gueules cassées » : Guerre fixe aussi le programme de travail des années d'écrivain de Céline.
Guerre n'est « pas tout à fait » du Céline. Et dans Guerre, Céline n'est « pas tout à fait » un héros. « Pas tout à fait » un salaud non plus. Il entendra siffler les balles jusqu'à son dernier jour : « Douze balles. Deux balles. Zéro balle... Rigodon » du titre de son dernier livre, achevé le 30 juin 1961, la veille de sa mort.
Notes
1. Cf. en particulier J. Dupuis, « Des milliers de feuillets inédits : les trésors retrouvés de Louis-Ferdinand Céline », Le Monde, 4 août 2021.
2. O. Roynette, Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres, 1914-1945, Les Belles Lettres, 2015, pp. 122-123.
3. P. Fouché, « Guerre dans la vie et l'oeuvre de Louis-Ferdinand Céline », postface de Guerre, Gallimard, 2022, p. 173.
4. Céline, Romans, Gallimard, « La Pléiade », sous la direction d'H. Godard, 1975, t. III, p. 65.
5. Cf. le site Mémoire des hommes et J.-Y. Le Naour, Fusillés, Larousse, 2010, p. 21.
Image : Louis Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline, en uniforme arborant la croix de guerre, 1915. Collection François Gibault/DR.
« Affaire Céline » du CRAL-EHESS rassemble divers articles et interventions de littéraires et d'historiens.